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de Patna, et si l'exhaussement continue, la Sone finira comme le Saraweti et le Gagar, par être rejetée dans le bassin du Penjaub. C'est ainsi que les rivières se promènent sur la surface de la terre, portant avec elles le mouvement et la vie.

On a longtemps disputé sur la quantité d'alluvions que tous les fleuves de la terre apportent dans la mer, mais les données nous manquent encore pour la pouvoir apprécier exactement. Manfredi suppose que les détritus entraînés dans la mer suffiraient pour en exhausser le fond d'un mètre en 3000 ans, tandis que Tyler se croit autorisé par des calculs rigoureux sur les alluvions du Mississipi, à dire que les atterrissements des fleuves ne pourraient, hausser le niveau de l'Océan que de 8 centimètres tous les 10 000 ans, ou que d'un mètre en 125 000 ans. Quand on réfléchit à la grandeur de l'Océan et à la petitesse des cours d'eau comparés à sa masse, ce dernier calcul lui-même témoigne de l'activité extraordinaire que déploient les cours d'eau pour agrandir la surface des continents. En adoptant l'évaluation approximative de Keith Johnston, d'après lequel 175 kilomètres cubes d'eau se déversent journellement dans la mer, et en supposant que la masse d'alluvions contenue dans l'eau des fleuves ne soit que de, comme dans le Mississipi, nous aurions une masse totale de près de 60 000 000 de mètres cubes déposés journellement à l'embouchure des fleuves, soit, par an, 2160 kilomètres carrés de 1 mètre de hauteur, ou plus de 2 kilomètres cubes.

Ainsi les fleuves érodent peu à peu les montagnes pour remplir les mers avec leurs débris, et les change

ments qu'ils opèrent dans la forme des continents tiennent presque du merveilleux. Déjà la mer Baltique n'est plus, pour ainsi dire, qu'un intermédiaire entre une méditerrannée et un enchaînement de lacs d'eau douce. La masse d'eau que lui apportent les fleuves est toujours la même, tandis que sa superficie et sa profondeur diminuent constamment; son eau va finir par devenir complétement douce, et s'écoulera par le détroit du Sund, devenu le fleuve Saint-Laurent de l'Europe. Entre la Suède et l'Allemagne, cette mer n'a déjà plus qu'une profondeur de 40 mètres; et cependant, les couches de sel gemme, formées pendant les âges géologiques, par la mer Baltique elle-même, se trouvent aujourd'hui à 100 et 150 mètres au-dessous de son niveau, sa profondeur était donc trois ou quatre fois plus considérable qu'aujourd'hui. Un jour, nous dit Bory de Saint-Vincent, un jour, la Méditerranée ellemême ne sera plus qu'un enchaînement de lacs, puis qu'un gigantesque fleuve. Déjà la mer d'Azof, la mer Noire, la Propontide peuvent se comparer aux lacs Supérieur, Huron, Michigan; les îles de l'Archipel formeront plus tard un dédale de lagunes semblables à celles qui bordent la mer Baltique, le golfe de Venise ne sera plus qué le prolongement de la vallée du Pô, et les deux grands bassins de la Méditerranée, séparés par la barre sous-marine Siculo-Africaine, formeront deux lacs de plus en plus rétrécis dont les eaux alimenteront le plus grand fleuve du monde. Alors le Dniéper, le Danube et le Pô seront de simples rivières tributaires; peutêtre même que le Nil déjà si peu considérable à son embouchure perdra toute son eau par l'évaporation,

avant de pouvoir atteindre le fleuve Méditerrannée et deviendra un cours d'eau entièrement continental, comme le Shary, l'Houach et le Jourdain.

Si cette étude a pu donner une idée de l'action des fleuves sur les continents, elle ne pourrait dire leur influence sur l'homme, que raconte l'histoire. C'est dans leur courant que descendait le canot du barbare portant avec lui la guerre, que descendent ou remontent aujourd'hui les flottes commerciales portant la paix et le bien-être. La vapeur a changé les fleuves en chemins qui marchent à la fois en avant et en arrière, une population flottante se croise constamment sur leur surface. Loin de limiter les nations, les fleuves les mobilisent, ils sont les continents faits mouvement; par eux, les Andes descendent sur l'Atlantique et les montagnes Rocheuses sur le golfe du Mexique. La France, que les Vosges séparaient de l'Allemagne, a fondé une colonie sur les bords du Rhin; aussitôt le fleuve où se réfléchissaient les tours et les murailles françaises, en a porté l'image en pleine Allemagne et jusqu'à la mer. Les fleuves sont bien les veines et les artères des continents; car non-seulement ils entraînent avec eux les alluvions, mais encore ils portent sur leurs eaux, l'histoire et la vie des nations.

ÉLISÉE RECLUS.

RECHERCHES PHILOLOGIQUES

SUR

LA LANGUE GUARANIE,

PAR M. ALFRED DEMERSAY,

Membre de la Commission centrale.

Lorsque les Espagnols pénétrèrent par les affluents du Rio de la Plata dans les régions centrales du SudAmérique, ils trouvèrent la même langue parlée sur une immense surface par de nombreuses tribus que ce caractère rattachait manifestement à une commune origine. Cette langue, que les Portugais rencontraient en même temps sur le littoral, du midi au nord de leurs immenses domaines, dont l'existence a été signalée dans ces derniers temps par de hardis voyageurs sur les bords de l'Amazone, de l'Orénoque et dans l'archipel des Antilles, c'était le guarani, qu'aucun dialecte américain ne surpasse en abondance et en harmonie.

De nos jours, le guarani, qui a fourni de nombreuses dénominations à la géographie brésilienne, n'est plus en usage que sur certains points assez circonscrits de l'empire transocéanique, où on le retrouve toujours plus ou moins modifié par l'immixtion de termes empruntés à l'idiome des conquérants. Ignoré maintenant dans les provinces centrales de Rio de Janeiro et de Minas Geraës, il est répandu sous le nom de lingoa geral dans celle de Pernambuco et de Bahia. Mais le

voyageur qui s'avance vers le sud rencontre une empreinte plus profonde et de plus vivants souvenirs du grand peuple, et s'aperçoit bientôt que l'usage de sa langue n'est plus borné aux seuls Indiens. Tel est le résultat de mes observations dans les provinces de Saint-Paul et de Sainte-Catherine. Plus au sud encore, dans les provinces de Rio-Grande et dans les Missions de l'Uruguay, le guarani devient d'un usage habituel entre les métis et les habitants de la campagne. Enfin, à Corrientes et au Paraguay, tous les créoles sans distinction d'origine ou de caste parlent la langue, des Indiens; et si les Correntinos des classes aisées se servent encore habituellement entre eux du castillan, dans la république de Francia la langue des conquérants a disparu, remplacée par celle de la race conquise, pour ne se conserver que dans les actes officiels du gouvernement et dans les relations avec les étrangers. Il était d'un haut intérêt de constater ce curieux résultat du mélange des deux peuples, qui ne permet pas de voyager dans l'intérieur du pays sans le secours d'un interprète.

Les Caayguas et les autres tribus de Guaranis indépendants ont conservé dans sa pureté primitive, la langue que les Espagnols ont beaucoup altérée dans la prononciation des mots, qui souvent déplace l'accent et modifie l'intonation. A leur tour, les Indiens ont emprunté à leurs maîtres les noms de nombre (ils ne comptaient que jusqu'à quatre), et ceux des objets qu'ils ne connaissaient pas avant la découverte. Ils se sont assimilé, en les dénaturant, les expressions qui servent à désigner les animaux domestiques et les pro

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