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tance était moins grande que du bonhomme Arnolphe à M. de La Souche. Il se trouvait facilement dans le voisinage de la métairie quelque marquis désemparé, quelque comte à la dérive, ou quelque baron en désarroi, tout disposé à échanger son fief contre de bons écus comptant. Aussi saint Simon se fait-il fête de houspiller ces intrus de haute volée. « Il est vrai, dit-il, avec son dédain cynique, que les titres de comte et de marquis sont déjà tombés dans la poussière par quantité de gens de rien, et même sans terre, qui les usurpent, et par là sont tombés dans le néant; si bien que, même les gens de qualité, qui sont marquis ou comtes, ont le ridicule d'être blessés qu'on leur donne ces titres en parlant à eux (1). »

Une première et regrettable conséquence de ces élévations, dues à l'intrigue ou à la fortune, fut de reléguer dans l'ombre ces anciens gentilshommes qui ne savaient que verser leur sang pour le pays. De retour dans leur modeste manoir, leur vieil orgueil se soulevait en voyant ces parvenus les traiter en suzerains. De là, l'origine de bien des querelles dont le souvenir parfois émouvant est parvenu jusqu'à nous. Autant était fastueuse l'existence de ces nouveaux venus, autant était simple et patriarchale la vie des gentilshommes campagnards. Leur logis n'affectait pas l'opulence des châteaux modernes, dont le plus grand nombre date du siècle suivant. Quand la paix lui faisait des loisirs, le gentilhomme cultivait souvent lui-même l'héritage de ses pères, car l'agriculture, cette noble industrie, ne fut jamais une dérogeance. Plus d'un progrès fut certainement dû à cette coutume, et plût à

(1) T. Ier, page 380, petite édit. Chéruel.

Dieu qu'elle n'eût jamais fait place à cette plaie stigmatisée sous le nom barbare d'absentéisme! Pourtant, il faut en convenir, les profits n'étaient pas bien tentants lorsqu'il fallait garder un boeuf pendant quatre ans pour le vendre 40 livres (1). Fort heureusement, il est vrai, la main-d'œuvre était loin d'atteindre au niveau toujours croissant où elle s'est élevée de nos jours, puisque une servante ne coûtait alors que 8 livres de gages (2).

Au sein de cette vie exiguë, il fallait pourtant faire face à des besoins inconnus aujourd'hui. Chaque famille comptait en moyenne deux ou trois fils et autant de filles. On devait donner aux fils une instruction, sinon aussi variée, au moins aussi solide que de nos jours. Les Colléges et les Universités n'y suffisaient pas l'Académie était le complément indispensable de l'éducation d'un gentilhomme. C'est là qu'il apprenait, en même temps que le métier des armes, les façons polies qui devaient en faire ce qu'on appelait alors un honnête homme. Quelques-uns entraient comme pages dans la maison du Roi, dans celle d'un prince, voire même dans celle d'un marquis, car c'est de cette époque que date le vers de La Fontaine :

• Tout marquis veut avoir des pages. »

Au sortir de pages, comme on disait alors, il fallait, pour servir le Roi, acheter à beaux deniers tout l'équipement, depuis l'épée jusqu'à la cavale, pour le maître et pour les valets.

Les cadets étaient généralement casés dans la ma

(1) Journal inédit de M. de Brossard (chartrier des Iles-Bardel.) (2) Ibid.

gistrature ou dans l'Église; mais, là encore, rien ne se faisait sans bourse délier. Quant aux filles, une dot de trois à trente mille livres leur suffisait pour trouver des partis honorables ou pour entrer en religion. On y joignait un trousseau, parfois opulent, toujours confortable, qui devait servir à plusieurs générations. Les foires de Caen et de Guibray, la dernière surtout, fournissaient à cet égard d'amples ressources, car on trouvait à foison les moires antiques, les brocards et les taffetas brochés, dont la solide contexture a résisté jusqu'à nos jours. Les joyaux n'y faisaient pas non plus défaut, et un milier de livres suffisait ordinairement à toutes ces magnificences.

En répudiant la simplicité de nos pères, avonsnous au moins abjuré leur vanité? Par une singulière anomalie, notre génération, si éprise des principes démocratiques, si imbue des idées égalitaires, semble prendre un nouveau goût pour les distinctions sociales, et le prestige de la noblesse, loin de s'effacer devant les tendances nouvelles, est plus recherché que jamais. Sous l'ancienne monarchie, alors que la noblesse conférait des priviléges exagérés à dessein - on s'expliquait facilement des usurpations provoquées autant par l'ambition que par la vanité. Aujourd'hui la convoitise, pour être illogique, n'en est pas moins répandue. Sauf la couronne ducale, placée assez haut pour braver l'atteinte des plus souples et des plus osés, toutes les autres sont audacieusement mises au pillage. Et ce qu'il y a de plus piquant, c'est la complicité que trouvent dans tous les rangs de la Société ces puériles supercheries. C'est plaisir de voir avec quelle complaisance on accepte ces illustrations parasites, quand on ne les encourage pas soi-même. Nous ne

parlons pas seulement des fournisseurs brévetés du nouveau vicomte, ravis de posséder un client aussi haut placé. Il n'est pas jusqu'aux gentilshommes de bon aloi qui ne s'empressent d'ouvrir leurs rangs à ce nouveau pair, au risque de voir leur vieille noblesse éclipsée par l'éclat d'un titre improvisé. Tout au plus riront-ils in petto de ridicules prétentions, en évoquant malicieusement l'ombre de M. Jourdain.

N'est-ce pas le cas de s'écrier, avec le poète, en parodiant des vers trop célèbres :

Les marquis ne sont pas toujours ce que l'on pense;
Notre complicité fait souvent leur science. »

Immédiatement au-dessous de la noblesse, mais la cotoyant de fort près, la bourgeoisie préludait, dans des emplois importants et des occupations lucratives, à la prépondérance qu'elle devait acquérir un siècle plus tard. La barrière qui la séparait de la noblesse était même, comme nous l'avons vu, assez souvent franchie par l'exercice d'emplois importants, de charges municipales ou par la possession d'offices multipliés, conférant l'anoblissement, au grand bénéfice du trésor, qui favorisait volontiers cet impôt sur la vanité. Le commerce et l'industrie, sans atteindre les proportions qu'ils ont acquises depuis, étaient pourtant parvenus à un développement sérieux. L'industrie métallurgique surtout était florissante et formait la principale richesse du pays, après l'industrie herbagère. Les tanneries à Argentan (1) étaient très-prospères. Le commerce

(1) A cause de la nature de l'eau. Cette industrie a été une source d'enrichissement pour plusieurs familles encore représentées parmi nous.

des toiles, la fabrication des dentelles, dites point de France et point d'Alençon, les verreries, etc., occupaient un assez grand nombre de bras.

Quant aux professions libérales, elles étaient généralement exercées par des hommes d'une science et d'une habileté consommées. Le barreau surtout avait depuis longtemps acquis un relief qui le faisait rechercher par les meilleures familles, même dans la noblesse. On garde encore parmi nous le souvenir des Basnage, des Gréard, de Lépiney, de Cahaignes, de Mannoury, de Frésille, et de beaucoup d'autres. C'était d'ailleurs une sorte de pépinière pour la Magistrature, quand ce n'était pas un moyen sûr de parvenir à la fortune.

Les médecins, en dépit de Molière, étaient gens considérés, et notre ville d'Argentan tient à honneur d'avoir possédé les Eudes de Mézeray et les Boirel. Il n'est pas jusqu'aux apothicaires, dont le nom est répudié par leurs successeurs, qui aient joué un rôle à la fois important et avantageux. Plus d'une famille, parmi les mieux posées, doit sa fortune à quelque ancêtre voué à cette modeste profession, et notre Thomas Prouverre témoignerait à lui seul de l'estime qu'elle mérilait.

Quant aux artisans, dont le sort nous est moins connu, nous savons pourtant quel solide appui ils trouvaient dans ces nombreuses corporations qui mériteraient d'attirer l'attention de nos réformateurs actuels non-seulement au point de vue religieux, mais encore au point de vue économique et social.

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