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sont consacrés par Cicéron à la plaisanterie employée comme moyen oratoire. Rien de plus difficile à comprendre que tous les jeux de mots cités par l'orateur romain, soit que le texte ait été défiguré par l'ignorance des copistes, soit que la différence des mœurs ne permette plus de saisir le sens d'un grand nombre de passages. De pareilles difficultés, loin de rebuter notre savant, aiguillonnèrent son génie, et, aujourd'hui encore, nul n'ose aborder sans son secours ces dix-sept chapitres du deuxième livre du De oratore. Ce qu'il n'a pas expliqué demeure inintelligible.

Il ne faudrait pas croire que les travaux sur Cicéron, dont nous venons de parler, et la publication des nombreux auteurs grecs imprimés avec les caractères royaux aient exclusivement occupé Tournebus à cette époque de sa vie. Il se sentait obligé par le titre de sa chaire. Non content de fixer le texte des auteurs grecs, il cherchait à les expliquer, mais par une autre méthode que celle qu'il suivait pour les auteurs latins. Il ne les commentait pas, il les traduisait. Par là, il mettait à la portée du commun des lettrés de son temps, ces auteurs grecs que la plupart ne pouvaient entendre dans leur langue originale. Grâce à ses traductions latines, d'une merveilleuse exactitude (1), tout le monde put lire les Opuscules de Théophraste (2) sur les odeurs, le feu, les vents et les pierres, les petits Traités de

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(1) Huet, De claris interpretibus.

(2) Theophrasti libellus de Odoribus, græce, ab Abr. Turnebo latinitate donatus et scholiis atque annotationibus illustratus. Apud Mich. Vascosanum, 1556. Theophrasti de Igne liber, latine, Adr. Turnebo interprete. Apud Adr. Turnebum, 1552. Theophrasti de Lapidibus,

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latine, Adr. Turnebo interprete, 1559.

Plutarque (1), l'Éthique d'Aristote et la Vie de Moïse par Philon, le Juif (2).

Entre temps, il composa quelques ouvrages originaux (3). Son traité de Methodo est une œuvre de jeunesse. On serait tenté de croire qu'il n'a fait qu'abréger, dans cet opuscule, les leçons de son professeur de logique. Ce qu'il nous dit de ce petit travail rend la supposition assez vraisemblable. Son traité de Calore ne mérite guère plus d'attention. La physique du XVIe siècle est absolument dépourvue d'intérêt. Quant à son traité de Vino, s'il était traduit en français, je ne désespérerais pas de voir nos Sociétés de tempérance s'en emparer pour leur propagande. Si notre professeur ne connaissait, en fait de hauts crus, que ceux des Andelys ou de Neaufle, il est après tout bien excusable.

Parfois l'infatigable érudit se reposait de ses travaux en assistant aux représentations scéniques que donnaient les écoliers des collèges de Paris. Pasquier nous le montre assistant au collége de Boncourt à la représentation d'une pièce de Jodelle, comédie en cinq actes, intitulée Eugène ou La Rencontre. Cette comédie, détestable satire des mœurs du clergé, fut représentée, nous dit Pasquier « devant le roy Henry, à Paris, à

(1) Plutarchi Cheronei de Oraculorum defectu liber ab Adr. Turnebo latinitate donatus et annotationibus quibusdam illustratus. Apud Mich. Vascosanum.

Plutarchi libellus de fluviorum et montium nomine.

(2) Philonis Judæi, de vita Mosis, libri III, latine, Adr. Turnebo interprete, 1554.

(3) Adr. Turnebi libelli de Vino, Calore et Methodo, nunc primum editi, cum Aristotelis libello de his quæ auditu percipiuntur, ab eodem Turnebo latinitate donato, 1600.

l'hôtel de Reims, avec un grand applaudissement de toute la compagnie; et depuis encore au collège de Boncourt, où toutes les fenêtres étaient tapissées d'une infinité de personnages d'honneur et la cour si pleine d'écoliers que les portes du collége en regorgeaient. Je le dis comme celui qui y estois présent avec le grant Tornebus en une mesme chambre. »

Les troubles qui éclatèrent, au mois de mai 1557, à l'occasion du Pré-aux-Clercs, vinrent faire bien autrement diversion aux paisibles recherches qui absorbaient la vie de notre docte normand. Les étudiants, outrés des prétendues usurpations des moines de St-Germaindes-Prés, s'étaient réunis tumultueusement et avaient assiégé l'abbaye. Les moines ne s'étaient pas laissé altaquer sans coup férir. Des coups de feu avaient été échangés et le sang avait coulé. C'est alors que le Parlement intervint. En admettant même que les griefs de l'Université fussent fondés, on ne pouvait permettre que les étudiants se fissent justice à eux-mêmes, les armes à la main. De tels désordres appelaient une énergique répression. Un écolier, arrêté en flagrant délit de rebellion, fut condamné à être pendu et brûlé, et, le jour même, il fut exécuté. L'Université fut terrifiée. Non content de cet exemple, le roi, par un édit du 23 mai, confisqua le Pré-aux-Clercs, chassa du royaume les étudiants étrangers, puis expulsa de l'Université tous les étudiants externes, parmi lesquels se recrutaient surtout les émeutiers. Que faire pour conjurer ces mesures? S'adresser au roi lui-même. Ce fut l'avis qui prévalut dans l'assemblée, tenue aux Mathurins, le 24 mai. Tournebus, qui avait une éclatante réputation de sagesse, était naturellement indiqué pour parler au roi, d'autant qu'il était grandement

estimé des membres du Parlement. Il ne récusa pas l'honneur qui lui était fait, et, le 29 mai, il partit, avec les collègues que l'Université lui avait adjoints, pour La Fère-en-Tardenois, où se trouvait alors le roi Henri II. Les députés furent reçus à La Fère par le cardinal Charles de Lorraine. Le théologien Salignac, chef de la députation, exposa les griefs de l'Université. Dodier, docteur en décret, se plaignit de la dureté inhumaine avec laquelle on avait traité les écoliers du collége de Narbonne. Puis les autres députés plaidèrent successivement la cause de l'Université. Il ne perdirent ni leur temps, ni leur peine, car les mesures édictées par le Roi furent en partie rapportées, et les députés, de retour à Paris, reçurent de l'Université les plus magnifiques éloges (1). Pendant que de turbulents écoliers se livraient à de pareils désordres, Philippe II mettait la France à deux doigts de sa perte. L'armée française, défaite à StQuentin, le 10 août 1557, laissait Paris à découvert. Le vieil empereur Charles-Quint avait ressenti, au fond de son monastère de Yuste, une des plus grandes satisfactions qu'il eût jamais eues, et il croyait bien que son fils ne laisserait aucun relâche à Henri II. Il se trompa, grâce à Dieu. La prudence extrême de Philippe II permit au duc de Guise d'arriver à temps, et, sous la conduite de ce grand capitaine, nos affaires changèrent de face. Le 1er janvier 1558, Guise parut sous les murs de Calais, et huit jours après la ville capitulait. Restée plus de deux cent dix ans sous le joug de l'Angleterre,

(1) Petri Rami professoris Regii et Aud. Talæi collectaneæ præfationes, epistolæ, orationes... Parisiis, apud Dionysium Vallensem, sub Pegaso, in vico Bellovaco, 1577. Harangue de 1557.

elle redevenait française pour toujours. La reddition de cette ville causa un enthousiasme dont Tournebus se fit l'écho dans une pièce de vers latins d'une facture antique. Il se montra, dans son Panegyricus de Callisio capto, aussi bon français que bon humaniste.

Quelques mois après, sa verve était encore excitée par le mariage du Dauphin avec la jeune et belle reine d'Écosse, Marie Stuart, et il publiait son Epithalamium Francisci Valesii, Francia Delphini, et Maria Stuartæ Scotorum reginæ.

Tournebus perdit, en cette même année, son maître Pierre Galland, professeur d'éloquence latine au collége royal. Ce dernier eut pour successeur Denis Lambin. Plus tard, Tournebus, pour faire place à son vieil ami Léger-Duchesne, prit la chaire de philosophie grecque occupée jusqu'alors par Vicomercato, et Lambin, grand helléniste, devint, en son lieu et place, lecteur du roi pour les lettres grecques. Grâce à cette combinaison, Léger-Duchesne, que les travaux de toute sa vie désignaient pour la chaire d'éloquence latine et qui ne pouvait songer ni à la chaire de Vicomercato, ni à celle qu'occupait Tournebus, devint à son tour professeur royal. Ce fut une des dernières satisfactions que Tournebus dût goûter ici-bas.

Les tristes successeurs du roi Henri II, mort le 10 juillet 1559, devaient faire regretter un misérable règne. Le temps des dures épreuves commençait. Mieux que jamais, nous comprenons cette époque troublée; car rien ne ressemble plus à notre temps que les dernières années du XVIe siècle. Comment cet honnête Tournebus, qui « y veoyoit si clair, d'une appréhension si prompte, d'un jugement si sain », aurait-il envisagé sans crainte le libertinage des esprits, la dépravation

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