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dans son pays natal, oublié à ce point que, sauf une courte inscription dans une église obscure, rien ne rappelle son souvenir.

Une publication récente va, croyons-nous, mettre en lumière cette intéressante figure: un membre distingué de la Société des Antiquaires de Normandie M. Gravier, a publié une édition nouvelle du récit de la conquête des Canaries; le texte, fidèlement reproduit pour la première fois en France, est accompagné de notes savantes, de pièces inédites, et d'une introduction qui est à elle seule un travail important. Cette publication, qui n'est pas l'une des moins considérables que nous devions à la Société de l'histoire de Normandie, provoquera certainement les érudits à étudier cette curieuse page de l'histoire du moyen âge.

Mais, en attendant qu'une plume plus autorisée fasse cette étude, nous avons voulu esquisser au moins les traits les plus saillants de l'histoire du conquérant; histoire qui n'est pas sans intérêt, car elle nous montre, à notre époque où les courages s'abaissent, où les caractères s'effacent, ce que peut, à lui seul, un homme intrépide soutenu par une âme chrétienne.

I.

Jean de Béthencourt, quatrième du nom, appartenait à une vieille et noble famille du pays de Caux : un Béthencourt figure parmi les compagnons de Robert II, duc de Normandie, dans la première Croisade; Jean III de Béthencourt, père du conquérant, qui trouva la mort à la bataille de Cocherel, assistait, la veille de la bataille, au conseil de guerre tenu par du Guesclin.

Jean IV, né vers 1360, possédait dans le pays de

Caux d'importants fiefs, Béthencourt, Grainville-laTeinturière, Le Parc, Riville, etc...; il était chambellan du roi Charles V, puis de Charles VI, et avait épousé Jeanne du Fayel, « belle ioune dame, de fort « bonne renommée. » Sa fortune, ses alliances, et l'énergie de son caractère lui avaient donné en Normandie une grande influence.

Retiré dans son château fort de Grainville-la-Teinturière, il osa, en 1395, braver l'autorité de l'archevêque de Rouen en faisant arrêter, dans l'étendue de la juridiction épiscopale, et exposer sur la place de Grainville, deux clercs coupables d'un délit de chasse, violant ainsi le privilége de cléricature et la juridiction territoriale de l'archevêque; et telle était l'influence de ce puissant seigneur, que cet empiètement sur les droits. de l'archevêque resta impuni.

Navigateur plus hardi que scrupuleux, il s'empara dans la Manche, au milieu d'une trève, d'une barge anglaise chargée de vin et d'autres marchandises d'une valeur de plus de 6,000 livres; et lorsqu'à la conférence de Leulinghen les plénipotentiaires anglais demandèrent que l'audacieux baron fût poursuivi, les ambassadeurs français répondirent que l'amiral allait << immédiatement l'adjourner et en faire la plus briefve << justice que il pourra. » Mais l'amiral eut grand soin d'attendre près d'une année avant de commencer aucune poursuite, et il put alors répondre au gouvernement anglais que le seigneur de Béthencourt avait quitté la France pour aller conquérir les Canaries.

Ce hardi et puissant seigneur avait, dans le cours de ses navigations et dans ses entretiens avec les marins de Dieppe, entendu parler des Canaries, les îles fortunées des anciens, que les expéditions des Génois, des

Portugais et des Dieppois avaient fait connaître à l'Europe du moyen âge leur voisinage des côtes d'Afrique, les richesses végétales et minérales qu'elles renfermaient, et par dessus tout l'esprit d'aventures qui rattachait les Normands du XIVe et du XVe siècle aux intrépides Scandinaves, leurs ancêtres, inspirèrent au baron de Béthencourt un projet digne de sa race. Il résolut d'aller, non pas visiter les Canaries pour en rapporter de l'orseille ou des peaux de loups marins, ni pour en ramener des esclaves, mais conquérir ces îles que l'on disait si riches et y faire flotter la bannière des Béthencourt surmontée de la croix.

Pour accomplir ce hardi projet, il fallait d'abord de l'argent, puis des hommes: les hommes ne manquaient pas en Normandie pour courir les mers, même les mers inconnues, et Béthencourt put réunir rapidement autour de lui les marins qui devaient l'accompagner; puis, pour se procurer de l'argent, il n'hésita pas à engager son fief de Béthencourt et obtint ainsi 7,000 livres; enfin, il réussit à attacher à son expédition deux Canariens, amenés probablement en Normandie par des marins de Dieppe, et qui devaient lui servir d'interprètes.

Il se rendit ensuite à La Rochelle pour y fréter un navire et achever d'y recruter son équipage il y trouva «ung bon et honneste chevalier », Gadiffer de La Salle, qui, suivant l'expression des chroniqueurs, « aloit à son adventure »; le sire de Béthencourt l'entretint de son projet de conquête, et lui demanda s'il voulait l'accompagner; et, de suite, Gadiffer, enthousiasmé à la pensée de cette entreprise, s'embarqua avec le baron normand pour les îles fortunées.

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Gadiffer, quelque chose qui rappelle les Romans de la Table-Ronde et qui peint merveilleusement l'esprit aventureux d'un chevalier du moyen âge: Gadiffer est là, à La Rochelle, « alant à son adventure », c'està-dire attendant une occasion d'illustrer son nom dans quelque entreprise digne de son courage; à peine connaît-il le baron de Béthencourt, à peine a-t-il appris le but de son lointain voyage que, sans s'inquiéter des périls de la route et des dangers de la conquête, sans savoir si le but récompensera les efforts qu'il va faire, il part, heureux d'avoir trouvé l'aventure qu'il attendait, et aussi impatient d'aborder dans ces îles que les chevaliers de la Table-Ronde de se mesurer avec les enchanteurs ou les monstres auxquels est confié le saint Graal.

Le 1er mai 1402, les navigateurs partirent de La Rochelle au nombre d'environ 250; mais, dès le début, leur voyage fut entravé par de nombreuses péripéties : d'abord, la tempête les poussa sur la côte d'Espagne ; à la Corogne, ils eurent une difficulté avec des marins anglais; à Ste-Marie, des marchands espagnols les accusèrent de leur avoir volé des navires, et aussitôt que le sire de Béthencourt fut descendu à terre, ils le firent arrêter et conduire à Séville, devant le conseil du roi, où il parvint à démontrer son innocence.

A peine remis en liberté et revenu au port de SteMarie, le baron normand y devait trouver d'autres sujets d'ennui: la sédition s'était déclarée dans l'équipage: un traître, Bertin de Barneval, avait effrayé les matelots en leur peignant les dangers qu'ils allaient courir, montés sur une petite barge au travers de mers inconnues et avec des vivres en quantité insuffisante; plus de 200 matelots quittèrent le navire, et il ne

resta plus au baron de Béthencourt que 53 hommes d'équipage.

Un caractère moins fortement trempé n'aurait pas osé affronter l'Océan, et surtout essayer la conquête des îles avec si peu de monde: Béthencourt n'hésita pas, et, sans s'effrayer du départ des quatre cinquièmes de son équipage, sans essayer de remplacer les absents par des marins espagnols ou portugais, il mit à la voile pour les Canaries avec les 53 hommes qui lui restaient. Bien plus, au lieu de suivre la route ordinaire des navigateurs qui avaient abordé aux Canaries et d'aller en cabotant le long des côtes d'Afrique, il se lança résolument dans la haute-mer, la boussole et l'astrolabe en main, et accomplit une traversée de 250 lieues, en pleine mer, avec autant de bonheur que d'intrépidité.

Après avoir débarqué sur le rocher de l'île de Gracieuse, les navigateurs abordèrent successivement à l'île de Lancerote, puis à l'île de Fortaventure, et nous voyons, dans le récit des chapelains de Béthencourt, quel étonnement et quelle admiration firent naître chez les Normands le costume et les mœurs singulières des indigènes, l'élévation des montagnes, la végétation étrange et luxuriante que développait dans tout l'archipel la fertilité du sol jointe à l'ardeur du soleil, des bois de palmiers d'une hauteur de vingt brasses, des pins d'une hauteur de cent marques, et que deux hommes ne pouvaient embrasser.

Mais, si la conquête de ces îles fertiles et au climat salubre était désirable, elle n'était pas facile. Les Guanches, qui formaient la population de l'archipel, avaient atteint un degré de civilisation assez avancé, et leur bravoure naturelle, secourue par la configu

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