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reuses de notre histoire, celle aussi peut-être qui recèle le plus d'obscurités, le plus d'incertitudes. M. Luce, qui depuis longtemps a fait du XIVe siècle l'objet constant de ses recherches, était plus à même que personne de porter la lumière dans ces ténèbres et de résoudre ces inextricables problèmes.

Le caractère de Du Guesclin, sa physionomie, les événements de sa vie, les services signalés rendus au pays par lesquels il l'a signalée, son étrange et vivace renommée, tout cela ne peut être saisi si l'on isole le personnage de son cadre et si l'on ne rapproche des détails biographiques qui nous sont parvenus les grands faits historiques qui les accompagnent et qui les dominent. M. Luce n'a pas failli à sa tâche, et la vie de son héros, scrutée dans les particularités les plus intimes, se trouve éclairée et expliquée par des vues rapides sur la guerre de la succession en Bretagne, sur nos désastres militaires, sur l'état des mœurs au XIV siècle et sur la perturbation profonde apportée au sein de cette société prospère par une série de catastrophes inouïes qu'inaugurent pour la France, à moins de dix ans d'intervalle, les défaites de Crécy et de Poitiers.

Pour tous ceux qui ont l'horreur des sentiers battus et qui aiment à étudier les événements passés, sur le vif, dans les documents contemporains, le livre de M. Siméon Luce est une bonne fortune véritable. Peu de travaux sont de nature à mieux faire comprendre cette époque de transition si attachante et si originale, qui clôt le moyen âge et qui ouvre les temps modernes! Et quelle ample matière à vues nouvelles et à salutaires réflexions ! Le chapitre intitulé: La vie privée au XIV siècle est à lui seul toute une révélation. Ici, pas de ces banalités courantes, de ces intuitions hasar

deuses, de ces jugements tout faits auxquels quelquesuns des plus illustres représentants de l'école moderne nous ont malheureusement trop souvent habitués. La méthode est toute différente : une étude patiente des faits, un dépouillement attentif des pièces originales, actes authentiques ou privés, conduisent l'esprit d'une façon lente, mais sûre, à des conclusions générales d'une rigoureuse exactitude. Les résultats de cette enquête sont décisifs; ils prouvent par des constatations précises, empruntées aux documents les plus dignes de foi, qu'avant la peste de 1348 et la guerre de Cent-Ans, la France se trouvait dans un état d'aisance générale que beaucoup de personnes ne soupçonnent guère. En Normandie, la population égalait, si elle ne dépassait pas sur certains points, la population actuelle; le mobilier des paysans ressemblait singulièrement à celui qui se trouve encore dans la plupart des fermes; les salaires, si l'on tient compte de la différence du pouvoir de l'argent, étaient aussi élevés qu'ils l'ont été pendant la première moitié de notre siècle. A cette date de 1420, l'ordinaire des cultivateurs, dont la viande de porc forme la base, admet de temps en temps les volailles bouillies ou rôties; les boissons sont à vil prix, chaque village et quelquefois même chaque hameau, possède une ou deux tavernes, où l'on débite du cidre, de la bière et du vin; enfin, on célèbre par des banquets et par des danses toutes les circonstances solennelles de la vie : les baptêmes, les fiançailles, les noces, les relevailles, les fêtes des saints et des patrons des confréries. Chaque village possède une place publique, où l'on danse; les femmes mettent souvent des gants blancs pour entrer en ronde, et parfois on donne un coq au mieux dansant. Les mé

decins commencent à se multiplier, le linge de corps se répand et le luxe des vêtements atteint des proportions extraordinaires. L'usage des fourrures est général, non-seulement dans la noblesse, mais dans la bourgeoisie et dans les familles aisées de la campagne. Sans doute, la justice, que déshonore l'emploi de la torture, est quelquefois sévère jusqu'à la barbarie ou indulgente jusqu'à l'immoralité; sans doute aussi la religion mêle quelquefois chez le peuple à la pratique austère des vertus chrétiennes de folles imaginations, et le souvenir persistant des superstitions païennes; mais vues dans leur ensemble, sans parti-pris d'admiration ou de dénigrement, les premières années du XIVe siècle attestent une situation morale satisfaisante et digne de la plus sérieuse attention.

« Il y a des époques, dit fort bien M. Luce, où <«<les institutions valent mieux que les hommes. Au « XIVe siècle, au contraire, l'élite du clergé, la bour

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geoisie lettrée, et nous comprenons dans ce mot << toutes les personnes exerçant les professions qu'on « appelle aujourd'hui libérales, le peuple lui-même, « dans sa partie saine, valent beaucoup mieux que les « institutions. Cette élite du clergé, cette bourgeoisie «lettrée attestent leur amour des lumières en fondant « de nombreux colléges, leur humanité en soignant <«<leurs serviteurs malades, comme s'ils faisaient partie « de leur famille. Il n'y a guère de village qui ne « possède sa charité d'aumône et il est telle confrérie << dont on peut citer les statuts comme un modèle de la « charité la plus dévouée, la plus tendre, la plus pré<< voyante. Une société où l'esprit chrétien entretenait, « à travers les caprices de la force, les souillures de « l'arbitraire, cette santé morale où il engendrait ces

« fortes vertus, faisait mieux que de jouir d'une pros

« périté matérielle, elle savait l'ennoblir et s'en rendre

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Ce mouvement continu de progrès fut tout à coup brusquement arrêté. La peste qui sévit sur tout le pays avec une effrayante intensité, décima la population et les désastres militaires, qui fondirent, immédiatement après, sur le pays, consommèrent sa ruine.

De la peste nous n'avons rien à dire. Il est des fléaux dont les causes mystérieuses échappent en grande partie à nos prévisions et au retour desquels la sagesse humaine avec toutes ses ressources ne peut s'opposer que dans une mesure assez limitée. Il en est peut-être autrement des sanglants échecs qui nous furent alors infligés. Ici, comme en d'autres circonstances analogues, l'historien arrive à mieux discerner les responsabilités et peut les attribuer, sans trop de chances d'erreur, à l'imprévoyance fatale non-seulement des chefs, mais de la nation tout entière. A y regarder de près, Crécy, Poitiers, et bien d'autres catastrophes du même genre ne sauraient être imputables exclusivement à telle ou telle impéritie individuelle ; ils sont le résultat nécessaire d'une révolution latente dans l'art de la guerre, que la légèreté nationale ne soupçonne pas et qui tout à coup éclate au grand jour avec la rapidité et la violence de la foudre.

Poitiers surtout, c'est la fin des luttes chevaleresques et leur remplacement par la guerre moderne avec ses calculs savants et ses combinaisons compliquées. L'armée anglaise inaugure le service militaire imposé à tous, la prépondérance des archers, en attendant l'artillerie et les mouvements stratégiques. Adieu les us et coutumes des joutes et des tournois : les cou

rages individuels, les audaces héroïques, les grands coups d'épée, s'ils ne se coordonnent pas à un plan d'ensemble, deviennent désormais impuissants : ils honorent la défaite, mais souvent ils ne servent qu'à la rendre plus complète et plus irrémédiable.

Aussi, en réalité, dans cette journée néfaste, sur ce plateau désormais historique de Maupertuis, non loin des champs de bataille qui avaient vu les victoires de Clovis et de Charles-Martel, ce ne fut pas seulement une armée française qui fut vaincue, ce fut la France de Philippe-Auguste, de saint Louis, de Philippe-leBel, qui s'écroula comme par enchantement, provoquant en Europe, par le caractère inattendu et excessif du désastre, une impression d'étonnement et de stupeur.

Ces causes multiples des triomphes du prince de Galles, M. Luce les a parfaitement discernées et il a su les faire toucher du doigt et les mettre dans tout leur jour.

Le contre-coup de ces journées néfastes sur l'état social, ne se fait pas longtemps attendre et il est aussi profond que lamentable. Quelques années à peine se sont écoulées et rien ne subsiste plus de la prospérité et de la richesse du pays. C'est le moment de l'envahissement du sol par l'étranger et de l'organisation régulière des Grandes Compagnies. Le tableau de cet état de choses est peut-être le côté le plus neuf et le plus original du livre que nous essayons de faire connaître.

Dans cette éclipse du pouvoir central, tandis que la Bretagne se débat entre les partisans de Montfort et de Charles de Blois, que la France, vaincue sur les champs de bataille, est dépecée comme une proie et disputée, lambeau à lambeau, par les Anglais et les Navarrais,

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