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songer à retrouver le parrain du lieu dans quelque personnage semblable à celui dont parle le Ménagier cité par Littré (t. II, p. 6): « Moult estoit de laide. figure; Soussy fu par nom appeles. >>

Je crois avoir trouvé la vraie explication du mot là où l'on serait le moins, de prime abord, tenté de l'aller chercher, dans la Thébaide de Stace. Je me hâte d'ajouter qu'il ne s'agit pas ici du texte latin, mais de la traduction qu'en a faite un trouvère anonyme du XIIe siècle, et que nous trouvons reproduite dans trois manuscrits de la Bibliothèque Nationale.

L'auteur vient de traduire à sa façon, en le résumant brièvement et en le desséchant, le passage où Stace a raconté d'une façon assez saisissante la mort d'Amphiaraüs, tout à coup dévoré tout vivant au milieu de la bataille, à la vue des deux armées, par un gouffre qui s'est ouvert devant ses pas. Après avoir terrassé une foule d'ennemis, le vaillant prêtre d'Apollon, couvert de son armure étincelante, tenant fièrement ses armes et les rènes de ses coursiers, est descendu dans les enfers debout et hardi sur son char (1). Notre trouvère a supprimé tous ces développements poétiques, et dit tout simplement :

Car il morut en tel manière

Que sa mort fu orrible et fiere;
Car tout en droit eure de none

(1) V. Stace, Thebaïs, lib. VII, v. 816:

Ecce alte præceps humus ore profundo
Dissilit, inque vicem tremuerunt sidera et umbræ.
Illum ingens haurit specus, et transire parantes
Mergit equos: non arma manu, non frena remisit:
Sicut erat, rectos defert in Tartara currus,
Respexitque cadens cœlum.

La terre croule et li ciex tonne,

Et, si comme Diex l'ot destiné,

Et il l'ot dit et deviné,

Terre le sorbist sanz ahan,

Com fist Abyron et Dathan (1).

(Thèbes, manuscrit 784, 32, verso.)

Un autre manuscrit, de 1288, reproduit le même récit avec quelques variantes :

Car à 1 vespre apres none
La terre crolle, li ciex tone.
Ensi com Dix l'ot destiné,
Et cil l'ot dit et deviné,
La terre oevre et si l'englot.

Ens en abisme aval trestot

Por voir l'englouti sans engan,

Com fist Abiron et Datan.

Les Grecs, terrifiés de l'étrange trépas du héros, et croyant y reconnaître un signe de la réprobation divine, ont abandonné précipitamment le combat, poursuivis par les railleries des Thébains, qui leur crient:

Vostre mestre a grant sault sailli.

Le lendemain, Adraste a convoqué tous les chefs; quelques-uns voudraient abandonner l'entreprise; mais un d'eux, le roi d'Amicles (2), est d'un avis contraire;

(1) Le vieux trouvère s'est par avance rencontré avec Racine (V. Athalie, act. III, sc. v), les imprécations de Joad.

(2) Cette scène n'est pas dans Stace. Le trouvère, qui souvent abrège ou supprime tant de développements poétiques, ici a développé son auteur et mis en action ce qui dans Stace n'était l'objet que d'un court récit. Il est à noter, du reste, comme un trait de mœurs, que nos trouvères affectionnent ces scènes de délibérations en commun.

il propose d'élire un nouvel « évêque » à la place d'Amphiaraüs, afin qu'il soit en toute occasion leur conseiller, et pour que tout d'abord il désarme la colère céleste.

Quant li evesque ert acompliz,

Au jour qu'il sera establiz,
Il aut avant et nos après,
(De nos pechiez soions confes)
Au sousci qui est en la place:

I sacrifice grant i face :

Se li solsis lores reclot,

Savoir poon que Dex nos ot.

Voilà notre mot de souci avec cette variante « solsis » qui nous en révèlera l'origine. Et plus loin, dans notre poème, nous retrouverons :

Puis s'agenoullent à la tere
Proieres font por merci querre,
Et li solsis sempres reclost.

Aus herberges s'en revont tost.

Ce qui nous montre que solsis est la forme courante, primitive, que souci n'en est qu'une transformation.

Que veut dire le mot? Évidemment, une solution de continuité, un gouffre, un abîme, une crevasse, une fosse ou un fossé, une fente ou une fendasse, comme disait Montaigne en parlant de la campagne romaine, une ouverture ou, pour parler plus familièrement encore et plus grossièrement, mais d'une façon qui ne répugne pas absolument au ton général de notre vieux texte, un trou. « Qu'il aille en avant, et nous après, à l'ouverture qui était en la place (ce que Stace, lib. VIII, v. 137, appelait hiatus); qu'il y fasse un grand

sacrifice; et si l'ouverture alors se referme, nous pouvons savoir que Dieu nous entend. » Et dans notre seconde citation: « Ils s'agenouillent à terre; ils font des prières pour demander pitié, et l'ouverture se referme à tout jamais. >>

Et, pour que nous ne puissions pas hésiter, pour nous prouver que c'est bien là le vrai sens du mot, un autre manuscrit du Roman de Thèbes, le manuscrit 375, s'est chargé de nous en donner une traduction en langage plus courant. On y lit, en effet, fo 51, col. 1, qu'il faut que le successeur d'Amphiaraüs aille desquaus (déchaussé) et en langes (n'ayant qu'un vêtement de laine)

A l'abisme qu'est si estrange;

I sacrifice tel i face

Qui Mahomet notre diu place:

Et se la tere dont reclot

Porès savoir se Dix nos ot.

Et dans l'autre passage que nous avons signalé : "Tous les Grecs

A le fosse (ou plutôt al fossé) vont forment pleurer.

et le texte ajoute (fo 51, col. 3):

Lor fist Dix grant demonstrison;
Mais li ciex crolle, et puis la tere
Par trois fois brait et clot et sere.
Quant Griu virent la terre close,
Molt furent lié: sos ciel n'a cose

Dont il fuissent plus lié en l'ost.

Le troisième manuscrit, qui est bien postérieur aux deux autres, reprend le premier texte d'une façon très

incorrecte, en l'altérant jusqu'à le rendre par moments inintelligible, et sans paraître le bien comprendre, et de façon à nous faire penser qu'il est l'œuvre d'un copiste étranger, mais en conservant notre vieux mot.

et plus loin,

Aut solsi qui est en la place

Un sacrefice grant i face.

So li solsis la pes rechoit

Poes savoir que Diex ne sot.

(Manusc. 60, fo 22.)

Proiere font (por) merci querre

Et li solsis sempres et celost

As herberges s'en revonst tost.

Il est impossible, on le voit, de rêver, pour une question philologique, un ensemble de textes plus satisfaisant, plus complet et plus concluant. Nous avons là, en quelques lignes et dans les rédactions successives d'un même passage, d'abord toute la généalogie du mot, sa forme première et la plus voisine du latin, la modification qui l'a fait plus français, puis la traduction de ce même mot en langue ordinaire, et le commentaire explicatif.

Voilà donc, et par le passage de Stace qu'il doit rendre, et par la traduction du manuscrit 375, le sens du mot bien nettement déterminé et sans qu'il y ait un doute possible.

Je ne le retrouve, en dehors du Roman de Thèbes, que dans la Chronique des ducs de Normandie. On y lit, tome III, page 153 (édit. F. Michel):

Tant c'um leu avoit en païs
Soz uns rochers, en un soussis.

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